Chapitres 22 à 26 de l'Histoire de l'établissement du christianisme (1776-1777) de Voltaire, où le vieux patriarche de Ferney propose une société des théistes.
Nulle secte, nulle école, ne peut être utile que par ses dogmes purement philosophiques car les hommes en seront-ils meilleurs quand Dieu aura un verbe, ou quand il en aura deux, ou quand il n’en aura point ? Qu’importe au bonheur de la société que Dieu se soit incarné quinze fois vers le Gange, ou cent cinquante fois à Siam, ou une fois dans Jérusalem ?
Les hommes ne pouvaient rien faire de mieux que d’admettre une religion qui ressemblât au meilleur gouvernement politique. Or ce meilleur gouvernement humain consiste dans la juste distribution des récompenses et des peines ; telle devait donc être la religion la plus raisonnable.
Soyez juste, vous serez favori de Dieu ; soyez injuste, vous serez puni. C’est la grande loi dans toutes les sociétés qui ne sont pas absolument sauvages.
L’existence des âmes, et ensuite leur immortalité, ayant été une fois admises chez les hommes, rien ne paraissait donc plus convenable que de dire Dieu peut nous récompenser ou nous punir après notre mort, selon nos œuvres. Socrate et Platon, qui les premiers développèrent cette idée, rendirent donc un grand service au genre humain en mettant un frein aux crimes que les lois ne peuvent punir.
La loi juive attribuée à Moïse, ne promettant pour récompense que du vin et de l’huile, et ne menaçant que de la rogne et d’ulcères dans les genoux, était donc une loi de barbares ignorants et grossiers.
Les premiers disciples de Jean le Baptiseur et de Jésu, s’étant joints aux platoniciens d’Alexandrie, pouvaient donc former une société vertueuse et utile, à peu près semblable aux thérapeutes d’Égypte.
Il était très indifférent en soi que cette société pratiquât la vertu au nom d’un Juif nommé Jésu ou Jean, avec qui les premiers chrétiens, soit d’Alexandrie, soit de Grèce, n’avaient jamais conversé, ou au nom d’un autre homme, quel qu’il pût être. De quoi s’agissait-il ? D’êtres honnêtes gens, et de mériter d’être heureux après la mort.
On pouvait donc établir une société vertueuse dans quelque canton de la terre, comme Lycurgue avait établi une petite société guerrière dans un coin de la Grèce.
Si cette société, sous le nom de chrétiens, ou de socratiens, ou de thérapeutes, eût été véritablement sage, il est à croire qu’elle eût subsisté sans contradiction : car, supposé qu’elle eût été telle qu’on a peint les thérapeutes et les esséniens, quel empereur romain, quel tyran aurait jamais voulu les exterminer ? Je suppose qu’une légion romaine passe par les retraites de ces bonnes gens, et que le tribun militaire leur dise : « Nous venons loger chez vous à discrétion. — Très volontiers, répondent-ils ; tout ce qui est à nous est à vous ; bénissons Dieu, et soupons ensemble. — Payez le tribut à César. — Un tribut ? Nous ne savons ce que c’est, mais prenez tout. Puisse notre substance engraisser César ! Venez avec vos pioches et vos pelles nous aider à creuser des fossés et à élever des chaussées. — Allons, l’homme est né pour le travail, puisqu’il a deux mains. Nous vous aiderons tant que nous aurons de la force. » Je demande s’il eût été possible qu’une légion romaine eût été tentée de faire une Saint-Barthélemy d’une colonie si douce et si serviable ; l’aurait-on exterminée pour n’avoir pas connu Jupiter et Mercure ? Il le faut avouer avec sincérité et avec admiration, les Philadelphiens, que nous nommons quakers, trembleurs, ont été jusqu’à présent ce peuple de thérapeutes, de socratiens, de chrétiens dont nous parlons : on dit qu’il ne leur a manqué que de parler de la bouche, et de gesticuler sans contorsions, pour être les plus estimables des hommes. Ils sont jusqu’à présent sans temples, sans autels, comme furent les premiers chrétiens pendant cent cinquante ans ; ils travaillent comme eux ; ils se secourent mutuellement comme eux ; ils ont comme eux la guerre en horreur. Si de telles mœurs ne se corrompent pas, ils seront dignes de commander à la terre, car du sein de leurs illusions ils enseigneront la vertu qu’ils pratiquent. Il paraît certain que les chrétiens du ier siècle commencèrent à peu près comme nos Philadelphiens d’aujourd’hui ; mais la fureur de l’enthousiasme, la rage du dogme, la haine contre toutes les autres religions, gâtèrent bientôt tout ce que les premiers chrétiens, imitateurs en quelque sorte des esséniens, pouvaient avoir de bon et d’utile : ils détestaient d’abord les temples, l’encens, les cierges, l’eau lustrale, les prêtres ; et bientôt ils eurent des prêtres, de l’eau lustrale, de l’encens, et des temples. Ils vécurent cent ans d’aumônes, et leurs successeurs vécurent de rapines ; enfin, quand ils furent les maîtres, ils se déchirèrent pour des arguments ; ils devinrent calomniateurs, parjures, assassins, tyrans, et bourreaux.
Il n’y a pas cent ans que le démon de la religion faisait encore couler le sang dans notre Irlande et dans notre Écosse. On commettait cent mille meurtres, soit sur des échafauds, soit derrière des buissons ; et les querelles théologiques troublaient toute l’Europe.
J’ai vu encore en Écosse des restes de l’ancien fanatisme, qui avait changé si longtemps les hommes en bêtes carnassières.
Un des principaux citoyens d’Inverness, presbytérien rigide, dans le goût de ceux que Butter nous a si bien peints, ayant envoyé son fils unique faire ses études à Oxford, affligé de le voir à son retour dans les principes de l’Église anglicane, et sachant qu’il avait signé les trente-neuf articles, s’emporta contre lui avec tant de violence qu’à la fin de la querelle il lui donna un coup de couteau, dont l’enfant mourut en peu de minutes entre les bras de sa mère. Elle expira de douleur au bout de quelques jours, et le père se tua dans un moment de désespoir et de rage.
Voilà de quoi j’ai été témoin. Je puis assurer que si le fanatisme n’a pas été porté partout à cet excès d’horreur, il n’y a guère de familles qui n’aient éprouvé de tristes effets de cette sombre et turbulente passion. Notre peuple a été longtemps réellement attaqué de la rage. Cette maladie, quoi qu’on en dise, peut renaître encore. On ne peut la prévenir qu’en adorant Dieu sans superstition, et en tolérant son prochain.
C’est une chose bien déplorable et bien avilissante pour la nature humaine qu’une science digne de Punch ait été plus destructive que les inondations des Huns, des Goths et des Vandales, et que dans toute notre Europe il y ait eu un corps d’énergumènes destiné à séduire, à piller, et à faire égorger le reste des hommes. Cet enfer sur la terre a duré quinze siècles entiers. Il n’y a eu enfin d’autre remède que le mépris et l’indifférence des honnêtes gens détrompés.
C’est ce mépris des honnêtes gens, c’est cette voix de la raison entendue d’un bout de l’Europe à l’autre, qui triomphe aujourd’hui du fanatisme sans autre effort que la force de la vérité. Les sages éclairés ont persuadé les ignorants qui n’étaient pas sages. Peu à peu les nations ont été étonnées d’avoir cru si longtemps des absurdités horribles qui devaient épouvanter le bon sens et la nature.
Le colosse élevé sur nos têtes pendant tant de siècles subsiste encore, et comme il fut forgé avec l’or des peuples, il n’est pas possible que la raison seule le détruise mais ce n’est plus qu’un fantôme semblable a celui des augures chez les Romains. Un de ces augures, dit Cicéron, ne pouvait aborder un de ses confrères sans rire ; et parmi nous un abbé de moines, riche de cent mille écus de rente, ne peut dîner avec un de ses confrères sans rire des idiots qui se sont dépouillés du nécessaire pour enrichir la fainéantise. On ne croit plus en eux, mais ils jouissent. Le temps viendra où ils ne jouiront plus. Il se trouvera des occasions favorables, on en profitera. Bénissons Dieu, nous autres qui depuis deux cent cinquante ans avons brisé un joug aussi pesant qu’infâme, et qui avons restitué à la nation et au roi les richesses envahies par des imposteurs qui étaient la honte et le fardeau de la terre.
Il y a eu de grands hommes, et surtout des hommes charitables, dans toutes les communions ; mais ils auraient été bien plus véritablement grands et bons si la peste de l’esprit de parti n’avait pas corrompu leur vertu.
Je conjure tout prêtre qui aura lu attentivement toutes les vérités évidentes qui sont dans ce petit ouvrage, de se dire à lui-même : Je ne suis riche que par les fondations de mes compatriotes, qui eurent autrefois la faiblesse de dépouiller leurs familles pour enrichir l’Église ; serai-je assez lâche pour tromper leurs descendants, ou assez barbare pour les persécuter ? Je suis homme avant d’être ecclésiastique ; examinons devant Dieu ce que la raison et l’humanité m’ordonnent. Si je soutenais des dogmes qui outragent la raison, ce serait dans moi une démence affreuse ; si, pour faire triompher ces dogmes absurdes, que je ne puis croire, j’employais la voie de l’autorité, je serais un détestable tyran. Jouissons donc des richesses qui ne nous ont rien coûté, ne trompons et ne molestons personne. Maintenant je suppose que des laïques et des ecclésiastiques bien instruits des erreurs énormes sur lesquelles nos dogmes ont été fondés, et de cette foule de crimes abominables qui en ont été la suite, veuillent s’unir ensemble, s’adresser à Dieu, et vivre saintement : comment devraient-ils s’y prendre ?
A quoi servirait ce. que nous venons d’écrire, si on n’en retirait que la connaissance stérile des faits, si on ne guérissait pas au moins quelques lecteurs de la gangrène du fanatisme ? Que nous reviendrait-il d’avoir fouillé dans les anciens cloaques d’un petit peuple qui infectait autrefois un coin de la Syrie, et d’en avoir exposé les ordures au grand jour ?
Que résultera-t-il de la naissance et du progrès d’une superstition si obscure et si fatale, dont nous avons fait une histoire fidèle ? Voici évidemment le fruit qu’on peut recueillir de cette étude :
C’est qu’après tant de querelles sanglantes pour des dogmes inintelligibles, on quitte tous ces dogmes fantastiques et affreux pour la morale universelle, qui seule est la vraie religion et la vraie philosophie. Si les hommes s’étaient battus pendant des siècles pour la quadrature du cercle et pour le mouvement perpétuel, il est certain qu’il faudrait renoncer à ces recherches absurdes, et s’en tenir aux véritables mécaniques, dont l’avantage se fait sentir aux plus ignorants comme aux plus savants.
Quiconque. voudra rentrer dans lui-même, et écouter la raison qui parle à tous les hommes, comprendra bien aisément que nous ne sommes point nés pour examiner si Dieu créa autrefois des debta, des génies, il y a quelques millions d’années, comme le disent les brachmanes ; si ces debta se révoltèrent, s’ils furent damnés, si Dieu leur pardonna, s’il les changea en hommes et en vaches. Nous pouvons en conscience ignorer la théologie de l’Inde, de Siam, de la Tartarie, et du Japon, comme les peuples de ces pays-là ignorent la nôtre. Nous ne sommes pas plus faits pour étudier les opinions qui se répandirent vers la Syrie, il n’y a pas trois mille ans, ou plutôt des paroles vides de sens qui passaient pour des opinions. Que nous importe des ébionites, des nazaréens, des manichéens, des ariens, des nestoriens, des eutychiens, et cent autres sectes ridicules ?
Que nous reviendrait-il de passer notre vie à nous tourmenter au sujet d’Osiris ? d’étudier des cinq années entières pour savoir les noms de ceux qui ont dit qu’une voix céleste annonça la naissance d’Osiris à une sainte femme nommée Pamyle, et que cette sainte femme l’alla proclamer par tout l’univers ? Nous consumerons-nous pour expliquer comment Osiris et Isis avaient été amoureux l’un de l’autre dans le ventre de leur mère, et y engendrèrent le dieu Horus ? C’est un grand mystère ; mais vingt générations d’hommes s’égorgeront-elles pour trouver le vrai sens de ce mystère, et l’entendront-elles mieux après s’être égorgées ?
Nulle vérité utile n’est née, sans doute, des querelles sanglantes qui ont désolé l’Europe et l’Asie, pour savoir si l’Être nécessaire, éternel, et universel, a eu un fils plutôt qu’une fille, si ce fils fut engendré avant ou après les siècles, s’il est la même chose que son père, et différent en nature ; si, étant engendré dans le ciel, il est encore né sur la terre ; s’il y est mort d’un supplice odieux ; s’il est ressuscité ; s’il est allé aux enfers ; s’il a depuis été mangé tous les jours, et si on a bu son sang après avoir mangé son corps, dans lequel était ce sang ; si ce fils avait deux natures, si ces deux natures composaient deux personnes ; si un saint souffle a été produit par la spiration du père ou par celle du père et du fils, et si ce souffle n’a fait qu’un seul être avec le père et le fils.
Nous ne sommes pas faits, ce me semble, pour une telle métaphysique, mais pour adorer Dieu, pour cultiver la terre qu’il nous a donnée, pour nous aider mutuellement dans cette courte vie. Tout le monde le sent, tout le monde le dit, soit à haute voix, soit en secret. La sagesse et la justice prennent enfin la place du fanatisme et de la persécution dans la moitié de l’Europe.
Si le système humain, et peut-être divin, de la tolérance avait pu dominer chez nos pères, comme il commence à régner chez quelques-uns de leurs enfants, nous n’aurions pas la douleur de dire, en passant devant Whitehall : C’est ici qu’on trancha la tête de notre roi Charles pour une liturgie ; son fils n’eût pas été obligé, pour éviter la même mort, de devenir le postillon de Mlle Lane, et de se cacher deux nuits dans le creux d’un chêne. Montrose, le plus grand homme de l’Écosse, ma chère patrie, n’aurait pas été coupé en quartiers par le bourreau, ses membres sanglants n’auraient pas été cloués aux portes de quatre de nos villes. Quarante bons serviteurs du roi, parmi lesquels était un de mes ancêtres, n’auraient pas péri par le même supplice, et servi du même spectacle.
Je ne veux pas rappeler ici toutes les inconcevables horreurs que les querelles du christianisme ont amoncelées sur la tête de nos pères. Hélas ! les mêmes scènes de carnage ont ensanglanté cette Europe, où le christianisme n’était point né. C’est partout la même tragédie sous mille noms différents. Le polythéisme des Grecs et des Romains a-t-il jamais rien produit de semblable ? Y eut-il seulement une légère querelle pour les hymnes à Apollon, pour l’ode des jeux séculaires d’Horace, pour le Pervigilium Veneris ? Le culte des dieux n’inspirait point la haine et la discorde. On voyageait en paix d’un bout de la terre à l’autre. Les Pythagore, les Apollonius de Tyane, étaient bien reçus chez tous les peuples de l’univers. Malheureux que nous sommes ! nous avons cru servir Dieu, et nous avons servi les furies. Il y avait, au rapport d’Arrien, une loi admirable chez les brachmanes : il ne leur était pas permis de dîner avant d’avoir fait du bien. La loi contraire a été longtemps établie parmi nous.
Ouvrez vos yeux et vos cœurs, magistrats, hommes d’État, princes, monarques ; considérez qu’il n’existe aucun royaume en Europe où les rois n’aient pas été persécutés par des prêtres. On vous dit que ces temps sont passés, et qu’ils ne reviendront plus. Hélas ! ils reviendront demain si vous bannissez la tolérance aujourd’hui, et vous en serez les victimes, comme tant de vos ancêtres l’ont été.
Après ce tableau si vrai des superstitions humaines et des malheurs épouvantables qu’elles ont causés, il ne nous reste qu’à faire voir comment ceux qui sont à la tête du christianisme lui ont toujours insulté, combien ils ont été semblables à ces charlatans qui montrent des ours et des singes à la populace, et qui assomment de coups ces animaux, qui les font vivre.
Je commencerai par la belle et respectable Hypatie, dont l’évêque Synésius fut le disciple au ve siècle. On sait que saint Cyrille fit assassiner cette héroïne de la philosophie, parce qu’elle était de la secte platonicienne et non pas de la secte athanastasienne. Les fidèles traînèrent son corps nu et sanglant dans l’église et dans les places publiques d’Alexandrie. Mais que firent les évêques contemporains de ce Synésius le platonicien ? Il était très riche et très puissant ; on voulut le gagner au parti chrétien, et on lui proposa de se laisser faire évêque. Sa religion était celle des philosophes : il répondit qu’il n’en changerait pas, et qu’il n’enseignerait jamais la doctrine nouvelle ; qu’on pouvait le faire évêque à ce prix. Cette déclaration ne rebuta point ces prêtres, qui avaient besoin de s’appuyer d’un homme si considérable : ils l’oignirent, et ce fut un des plus sages évêques dont l’Église chrétienne pût se vanter. Il n’y a point de fait plus connu dans l’histoire ecclésiastique.
Plût à Dieu que les évêques de Rome eussent imité Synésius au lieu d’exiger de nous deux shellings par chaque maison ; au lieu de nous envoyer des légats qui venaient mettre à contribution nos provinces de la part de Dieu ; au lieu de s’emparer du royaume d’Angleterre, en vertu de l’ancienne maxime que les biens de la terre n’appartiennent qu’aux fidèles ; au lieu de faire enfin le roi Jean sans Terre fermier du pape.
Je ne parle pas de six cents années de guerres civiles entre la couronne impériale et la mitre de saint Jean-de-Latran, et de tous les crimes qui signalèrent ces guerres affreuses ; je m’en tiens aux abominations qui ont désolé ma patrie ; et je dis, dans l’amertume de mon cœur : Est-ce donc pour cela qu’on a fait naître Dieu d’une Juive ? Est-ce en vain que l’esprit de raison et de tolérance, dont j’ai parlé, commence à s’introduire enfin depuis l’Église grecque de Pétersbourg jusqu’à l’Église papiste de Madrid ?
Il me semble que nous avons tous un penchant naturel à l’association, à l’esprit de parti. Nous cherchons en cela un appui à notre faiblesse. Cette inclination se remarque dans notre île, malgré le grand nombre de caractères particuliers dont elle abonde. De là viennent nos clubs et jusqu’à nos francs-maçons. L’Église romaine est une grande preuve de cette vérité. On voit en Italie beaucoup plus de différents ordres de moines que de régiments. C’est cet esprit d’association qui partagea l’antiquité en tant de sectes ; c’est ce qui produisit cette multitude d’initiations englouties enfin dans celle du christianisme. Il a fait naître de nos jours les moraves, les méthodistes, les piétistes, comme on avait eu auparavant des Syriens, des Égyptiens, des Juifs.
La religion est, après les jours de marchés, ce qui unit davantage les hommes ; le mot seul de religion l’indique : c’est ce qui lie, quod religat.
Il est arrivé en fait de religion la même chose que dans notre franc-maçonnerie : les cérémonies les plus extravagantes en ont partout fait la base. Joignez à la bizarrerie de toutes ces institutions l’esprit de partialité, de haine, de vengeance ; ajoutez-y l’avarice insatiable, le fanatisme qui éteint la raison, la cruauté qui détruit toute pitié, vous n’aurez encore qu’une faible image des maux que les associations religieuses ont apportés sur la terre.
Je n’ai jusqu’à présent connu de société vraiment pacifique que celle de la Caroline et de la Pensylvanie. Les deux législateurs de ces pays ont eu soin d’y établir la tolérance comme la principale loi fondamentale. Notre grand Locke a ordonné que dans la Caroline sept pères de famille suffiraient pour former une religion légale. Guillaume Penn étendit la tolérance encore plus loin : il permit à chaque homme d’avoir sa religion particulière, sans en rendre compte à personne. Ce sont ces lois humaines qui ont fait régner la concorde dans deux provinces du nouveau monde, lorsque la confusion bouleversait encore le monde ancien.
Voilà des lois bien directement contraires à celles de Mosé, dont nous avons si longtemps adopté l’esprit barbare. Locke et Penn regardent Dieu comme le père commun de tous les hommes ; et Mosé ou Moïse (si on en croit les livres qui courent sous son nom) veut que le maître de l’univers ne soit que le Dieu du petit peuple juif, qu’il ne protège que cette poignée de scélérats obscurs, qu’il ait en horreur le reste du monde. Il appelle ce Dieu « un Dieu jaloux qui se venge jusqu’à la troisième et la quatrième génération. »
Il ose faire parler Dieu ; et comment le fait-il parler ?
« Quand vous aurez passé le Jourdain, égorgez, exterminez tout ce que vous rencontrerez. Si vous ne tuez pas tout, je vous tuerai moi-même. »
L’auteur du Deutéronome va plus loin : « S’il s’élève, dit-il, parmi vous un prophète ; s’il vous prédit des prodiges, et que ces prodiges arrivent, et qu’il vous dise (en vertu de ces prodiges) : Suivons un culte étranger, etc. ; qu’il soit massacré incontinent. Et si votre frère, né de votre mère, si votre fils ou votre fille, ou votre tendre et chère femme, ou votre intime ami vous dit : Allons, servons des dieux étrangers qui sont servis par toutes les autres nations ; tuez cette personne si chère aussitôt ; donnez le premier coup, et que tout le monde vous suive. »
Après avoir lu une telle horreur, pourra-t-on la croire ? Et si le diable existait, pourrait-il s’exprimer avec plus de démence et de rage ? Qui que tu sois, insensé scélérat, qui écrivis ces lignes, ne voyais-tu pas que s’il est possible qu’un prophète prédise des prodiges, et que ces prodiges confirment ses paroles, c’est visiblement le maître de la nature qui l’inspire, qui parle par lui, qui agit par lui ? Et dans cette supposition, tu veux qu’on l’égorge ! tu veux que ce prophète soit assassiné par son père, par son frère, par son fils, par son ami ! Que lui ferais-tu donc s’il était un faux prophète ? La superstition change tellement les hommes en bêtes que les docteurs chrétiens ne se sont pas aperçus que ce passage est la condamnation formelle de leur Jésu-Christ. Il a, selon eux, prophétisé des prodiges qui sont arrivés ; la religion introduite par ses adhérents a détruit la religion juive : donc, selon le texte attribué à Moïse, il était évidemment coupable ; donc, en vertu de ce texte, il fallait que son père et sa mère l’égorgeassent. Quel étrange et horrible chaos de sottises et d’abominations !
Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que les chrétiens eux-mêmes se sont servis de ce passage juif, et de tous les passages qui les condamnent, pour justifier tous leurs crimes sanguinaires. C’est en citant le Deutéronome que nos papistes d’Irlande massacrèrent un nombre prodigieux de nos protestants. C’est en criant : Le père doit tuer son fils, le fils doit tuer son père ; Mosé le Juif l’a dit, Dieu l’a dit.
Comment faire quand on est descendu dans cet abîme, et qu’on a vu cette longue chaîne de crimes fanatiques dont les chrétiens se sont souillés ? Où recourir ? où fuir ? Il vaudrait mieux être athée, et vivre avec des athées. Mais les athées sont dangereux. Si le christianisme a des principes exécrables, l’athéisme n’a aucun principe. Des athées peuvent être des brigands sans lois, comme les chrétiens et les mahométans ont été des brigands avec des lois. Voyons s’il n’est pas plus raisonnable et plus consolant de vivre avec des théistes.
Le théisme est embrassé par la fleur du genre humain, je veux dire par les honnêtes gens, depuis Pékin jusqu’à Londres, et depuis Londres jusqu’à Philadelphie. L’athéisme parfait, quoi qu’on en dise, est rare. Je m’en suis aperçu dans ma patrie et dans tous mes voyages, que je n’entrepris que pour m’instruire, jusqu’à ce qu’enfin je me fixai auprès du lord Bolingbroke, le théiste le plus déclaré.
C’est, sans contredit, la source pure de mille superstitions impures. Il est naturel de reconnaître un Dieu dès qu’on ouvre les yeux : l’ouvrage annonce l’ouvrier.
Confucius et tous les lettrés de la Chine s’en tiennent à cette notion, et ne font pas un pas au delà. Ils abandonnent le peuple aux bonzes et à leur dieu Fô. Le peuple est superstitieux et sot à la Chine comme ailleurs ; mais les lettrés y sont moins remplis de préjugés qu’ailleurs. La grande raison, à mon avis, c’est qu’il n’y a rien à gagner dans ce vaste et ancien royaume à vouloir tromper les hommes, et à se tromper soi-même. Il n’y a point, comme dans une partie de l’Europe, des places honorables et lucratives affectées à la religion : les tribunaux gouvernent toute la nation, et des prêtres ne peuvent rien disputer aux colao, que nous nommons mandarins. Il n’y a ni évêchés, ni cures, ni doyennés pour les bonzes ; ces imposteurs ne vivent que des aumônes qu’ils extorquent de la populace ; le gouvernement les a toujours tenus dans la sujétion la plus étroite. Ils peuvent vendre leur orviétan à la canaille ; mais ils n’entrent jamais dans l’antichambre d’un mandarin ou d’un officier de l’empire.
La morale et la police étant les seules sciences que les Chinois aient cultivées, ils y ont réussi plus que toutes les nations ensemble ; et c’est ce qui a fait que leurs vainqueurs tartares ont adopté toutes leurs lois. L’empereur chinois, sous qui arriva la révolution dernière, était théiste. L’empereur Kien-long, aujourd’hui régnant, est théiste. Gengis-kan et toute sa race furent théistes.
J’ose affirmer que toute la cour de l’empire russe, plus grand que la Chine, est théiste, malgré toutes les superstitions de l’Église grecque, qui subsistent encore.
Pour peu qu’on connaisse les autres cours du Nord, on avouera que le théisme y domine ouvertement, quoiqu’on y ait conservé de vieux usages qui sont sans conséquence.
Dans tous les autres États que j’ai parcourus, j’ai toujours vu dix théistes contre un athée parmi les gens qui pensent, et je n’ai vu aucun homme au-dessus du commun qui ne méprisât les superstitions du peuple.
Doù vient ce consentement tacite de tous les honnêtes gens de la terre ? C’est qu’ils ont le même fonds de raison. Il a bien fallu que cette raison se communiquât et se perfectionnât à la fin de proche en proche, comme les arts mécaniques et libéraux ont fait enfin le tour du monde.
Les apparitions d’un Dieu aux hommes, les révélations d’un Dieu, les aventures d’un Dieu sur la terre, tout cela a passé de mode avec les loups-garous, les sorciers et les possédés. S’il y a encore des charlatans qui disent la bonne aventure dans nos foires pour un schelling, aucun de ces malheureux n’est écouté chez ceux qui ont reçu une éducation tolérable. Nous avons dit que les théistes ont puisé dans une source pure dont tous les ruisseaux ont été impurs. Expliquons cette grande vérité : quelle est cette source pure ? C’est la raison, comme nous l’avons dit, laquelle tôt ou tard parle à tous les hommes. Elle nous a fait voir que le monde n’a pu s’arranger de lui-même, et que les sociétés ne peuvent subsister sans vertu. De cela seul on a conclu qu’il y a un Dieu, et que la vertu est nécessaire. De ces deux principes résulte le bonheur général, autant que le comporte la faiblesse de la nature humaine. Voilà la source pure. Quels sont les ruisseaux impurs ? Ce sont les fables inventées par les charlatans, qui ont dit que Dieu s’était incarné cinq cents fois dans un pays de l’Inde, ou une seule fois dans une petite contrée de la Syrie ; qui ont fait paraître Dieu, tantôt en éléphant blanc, tantôt en pigeon, tantôt en vieillard avec une grande barbe, tantôt en jeune homme avec des ailes au dos, ou sous vingt autres figures différentes.
Je ne mets point, parmi les énormes sottises qu’on a osé débiter partout sur la nature divine, les fables allégoriques inventées par les Grecs. Quand ils peignirent Saturne dévorant ses enfants et des pierres, qui put ne pas reconnaître le temps qui consume tout ce qu’il a fait naître, et qui détruit ce qu’il y a de plus durable ? Est-il quelqu’un qui ait pu se méprendre à la sagesse née de la tête du souverain Dieu, sous le nom de Minerve ; à la déesse de la beauté qui ne doit jamais paraître sans les Grâces, et qui est la mère de l’Amour ; à cet Amour qui porte un bandeau et de petites flèches ; enfin à cent autres imaginations ingénieuses, qui étaient une peinture vivante de la nature entière ? Ces fables allégoriques sont si belles, qu’elles triomphent encore tous les jours des inventions atroces de la mythologie chrétienne ; on les voit sculptées dans nos jardins, et peintes dans nos appartements, tandis qu’il n’y a pas chez nous un homme de qualité qui ait un crucifix dans sa maison. Les papistes eux-mêmes ne célèbrent tous les ans la naissance de leur Dieu entre un bœuf et un âne qu’en s’en moquant par des chansons ridicules. Ce sont là les ruisseaux impurs dont j’ai voulu parler ; ce sont des outrages infâmes à la Divinité, au lieu que les emblèmes sublimes des Grecs rendent la Divinité respectable ; et quand je parle de leurs emblèmes sublimes, je n’entends pas Jupiter changé en taureau, en cygne, en aigle, pour ravir des filles et des garçons. Les Grecs ont eu plusieurs fables aussi absurdes et aussi révoltantes que les nôtres ; ils ont bu comme nous dans une multitude prodigieuse de ruisseaux impurs.
Le théisme ressemble à ce vieillard fabuleux nommé Pélias, que ses filles égorgèrent en voulant le rajeunir.
Il est clair que toute religion qui propose quelque dogme à croire au delà de l’existence d’un Dieu anéantit en effet l’idée d’un Dieu : car dès qu’un prêtre de Syrie me dit que ce Dieu s’appelle Dagon, qu’il a une queue de poisson, qu’il est le protecteur d’un petit pays, et l’ennemi d’un autre pays, c’est véritablement ôter à Dieu son existence ; c’est le tuer comme Pélias en voulant lui donner une vie nouvelle.
Des fanatiques nous disent : Dieu vint en tel temps dans une petite bourgade ; Dieu prêcha, et il endurcit le cœur de ses auditeurs afin qu’ils ne crussent point en lui ; il leur parla, et il boucha leurs oreilles ; il choisit seulement douze idiots pour l’écouter, et il n’ouvrit l’esprit à ces douze idiots que quand il fut mort. La terre entière doit rire de ces fanatiques absurdes, comme dit milord Shaftesbury ; on ne doit pas leur faire l’honneur de raisonner ; il faut les saigner et les purger, comme gens qui ont la fièvre chaude. J’en dirai autant de tous les dieux qu’on a inventés ; je ne ferai pas plus de grâce aux monstres de l’Inde qu’aux monstres de l’Égypte ; je plaindrai toutes les nations qui ont abandonné le Dieu universel pour tant de fantômes de dieux particuliers.
Je me donnerai bien de garde de m’élever avec colère contre les malheureux qui ont perverti ainsi leur raison ; je me bornerai à les plaindre, en cas que leur folie n’aille pas jusqu’à la persécution et au meurtre : car alors ils ne seraient que des voleurs de grand chemin. Quiconque n’est coupable que de se tromper mérite compassion ; quiconque persécute mérite d’être traité comme une bête féroce.
Pardonnons aux hommes, et qu’on nous pardonne. Je finis par ce souhait unique, que Dieu veuille exaucer !
Chapitre XXII. En quoi le christianisme pouvait être utile
Nulle secte, nulle école, ne peut être utile que par ses dogmes purement philosophiques car les hommes en seront-ils meilleurs quand Dieu aura un verbe, ou quand il en aura deux, ou quand il n’en aura point ? Qu’importe au bonheur de la société que Dieu se soit incarné quinze fois vers le Gange, ou cent cinquante fois à Siam, ou une fois dans Jérusalem ?
Les hommes ne pouvaient rien faire de mieux que d’admettre une religion qui ressemblât au meilleur gouvernement politique. Or ce meilleur gouvernement humain consiste dans la juste distribution des récompenses et des peines ; telle devait donc être la religion la plus raisonnable.
Soyez juste, vous serez favori de Dieu ; soyez injuste, vous serez puni. C’est la grande loi dans toutes les sociétés qui ne sont pas absolument sauvages.
L’existence des âmes, et ensuite leur immortalité, ayant été une fois admises chez les hommes, rien ne paraissait donc plus convenable que de dire Dieu peut nous récompenser ou nous punir après notre mort, selon nos œuvres. Socrate et Platon, qui les premiers développèrent cette idée, rendirent donc un grand service au genre humain en mettant un frein aux crimes que les lois ne peuvent punir.
La loi juive attribuée à Moïse, ne promettant pour récompense que du vin et de l’huile, et ne menaçant que de la rogne et d’ulcères dans les genoux, était donc une loi de barbares ignorants et grossiers.
Les premiers disciples de Jean le Baptiseur et de Jésu, s’étant joints aux platoniciens d’Alexandrie, pouvaient donc former une société vertueuse et utile, à peu près semblable aux thérapeutes d’Égypte.
Il était très indifférent en soi que cette société pratiquât la vertu au nom d’un Juif nommé Jésu ou Jean, avec qui les premiers chrétiens, soit d’Alexandrie, soit de Grèce, n’avaient jamais conversé, ou au nom d’un autre homme, quel qu’il pût être. De quoi s’agissait-il ? D’êtres honnêtes gens, et de mériter d’être heureux après la mort.
On pouvait donc établir une société vertueuse dans quelque canton de la terre, comme Lycurgue avait établi une petite société guerrière dans un coin de la Grèce.
Si cette société, sous le nom de chrétiens, ou de socratiens, ou de thérapeutes, eût été véritablement sage, il est à croire qu’elle eût subsisté sans contradiction : car, supposé qu’elle eût été telle qu’on a peint les thérapeutes et les esséniens, quel empereur romain, quel tyran aurait jamais voulu les exterminer ? Je suppose qu’une légion romaine passe par les retraites de ces bonnes gens, et que le tribun militaire leur dise : « Nous venons loger chez vous à discrétion. — Très volontiers, répondent-ils ; tout ce qui est à nous est à vous ; bénissons Dieu, et soupons ensemble. — Payez le tribut à César. — Un tribut ? Nous ne savons ce que c’est, mais prenez tout. Puisse notre substance engraisser César ! Venez avec vos pioches et vos pelles nous aider à creuser des fossés et à élever des chaussées. — Allons, l’homme est né pour le travail, puisqu’il a deux mains. Nous vous aiderons tant que nous aurons de la force. » Je demande s’il eût été possible qu’une légion romaine eût été tentée de faire une Saint-Barthélemy d’une colonie si douce et si serviable ; l’aurait-on exterminée pour n’avoir pas connu Jupiter et Mercure ? Il le faut avouer avec sincérité et avec admiration, les Philadelphiens, que nous nommons quakers, trembleurs, ont été jusqu’à présent ce peuple de thérapeutes, de socratiens, de chrétiens dont nous parlons : on dit qu’il ne leur a manqué que de parler de la bouche, et de gesticuler sans contorsions, pour être les plus estimables des hommes. Ils sont jusqu’à présent sans temples, sans autels, comme furent les premiers chrétiens pendant cent cinquante ans ; ils travaillent comme eux ; ils se secourent mutuellement comme eux ; ils ont comme eux la guerre en horreur. Si de telles mœurs ne se corrompent pas, ils seront dignes de commander à la terre, car du sein de leurs illusions ils enseigneront la vertu qu’ils pratiquent. Il paraît certain que les chrétiens du ier siècle commencèrent à peu près comme nos Philadelphiens d’aujourd’hui ; mais la fureur de l’enthousiasme, la rage du dogme, la haine contre toutes les autres religions, gâtèrent bientôt tout ce que les premiers chrétiens, imitateurs en quelque sorte des esséniens, pouvaient avoir de bon et d’utile : ils détestaient d’abord les temples, l’encens, les cierges, l’eau lustrale, les prêtres ; et bientôt ils eurent des prêtres, de l’eau lustrale, de l’encens, et des temples. Ils vécurent cent ans d’aumônes, et leurs successeurs vécurent de rapines ; enfin, quand ils furent les maîtres, ils se déchirèrent pour des arguments ; ils devinrent calomniateurs, parjures, assassins, tyrans, et bourreaux.
Il n’y a pas cent ans que le démon de la religion faisait encore couler le sang dans notre Irlande et dans notre Écosse. On commettait cent mille meurtres, soit sur des échafauds, soit derrière des buissons ; et les querelles théologiques troublaient toute l’Europe.
J’ai vu encore en Écosse des restes de l’ancien fanatisme, qui avait changé si longtemps les hommes en bêtes carnassières.
Un des principaux citoyens d’Inverness, presbytérien rigide, dans le goût de ceux que Butter nous a si bien peints, ayant envoyé son fils unique faire ses études à Oxford, affligé de le voir à son retour dans les principes de l’Église anglicane, et sachant qu’il avait signé les trente-neuf articles, s’emporta contre lui avec tant de violence qu’à la fin de la querelle il lui donna un coup de couteau, dont l’enfant mourut en peu de minutes entre les bras de sa mère. Elle expira de douleur au bout de quelques jours, et le père se tua dans un moment de désespoir et de rage.
Voilà de quoi j’ai été témoin. Je puis assurer que si le fanatisme n’a pas été porté partout à cet excès d’horreur, il n’y a guère de familles qui n’aient éprouvé de tristes effets de cette sombre et turbulente passion. Notre peuple a été longtemps réellement attaqué de la rage. Cette maladie, quoi qu’on en dise, peut renaître encore. On ne peut la prévenir qu’en adorant Dieu sans superstition, et en tolérant son prochain.
C’est une chose bien déplorable et bien avilissante pour la nature humaine qu’une science digne de Punch ait été plus destructive que les inondations des Huns, des Goths et des Vandales, et que dans toute notre Europe il y ait eu un corps d’énergumènes destiné à séduire, à piller, et à faire égorger le reste des hommes. Cet enfer sur la terre a duré quinze siècles entiers. Il n’y a eu enfin d’autre remède que le mépris et l’indifférence des honnêtes gens détrompés.
C’est ce mépris des honnêtes gens, c’est cette voix de la raison entendue d’un bout de l’Europe à l’autre, qui triomphe aujourd’hui du fanatisme sans autre effort que la force de la vérité. Les sages éclairés ont persuadé les ignorants qui n’étaient pas sages. Peu à peu les nations ont été étonnées d’avoir cru si longtemps des absurdités horribles qui devaient épouvanter le bon sens et la nature.
Le colosse élevé sur nos têtes pendant tant de siècles subsiste encore, et comme il fut forgé avec l’or des peuples, il n’est pas possible que la raison seule le détruise mais ce n’est plus qu’un fantôme semblable a celui des augures chez les Romains. Un de ces augures, dit Cicéron, ne pouvait aborder un de ses confrères sans rire ; et parmi nous un abbé de moines, riche de cent mille écus de rente, ne peut dîner avec un de ses confrères sans rire des idiots qui se sont dépouillés du nécessaire pour enrichir la fainéantise. On ne croit plus en eux, mais ils jouissent. Le temps viendra où ils ne jouiront plus. Il se trouvera des occasions favorables, on en profitera. Bénissons Dieu, nous autres qui depuis deux cent cinquante ans avons brisé un joug aussi pesant qu’infâme, et qui avons restitué à la nation et au roi les richesses envahies par des imposteurs qui étaient la honte et le fardeau de la terre.
Il y a eu de grands hommes, et surtout des hommes charitables, dans toutes les communions ; mais ils auraient été bien plus véritablement grands et bons si la peste de l’esprit de parti n’avait pas corrompu leur vertu.
Je conjure tout prêtre qui aura lu attentivement toutes les vérités évidentes qui sont dans ce petit ouvrage, de se dire à lui-même : Je ne suis riche que par les fondations de mes compatriotes, qui eurent autrefois la faiblesse de dépouiller leurs familles pour enrichir l’Église ; serai-je assez lâche pour tromper leurs descendants, ou assez barbare pour les persécuter ? Je suis homme avant d’être ecclésiastique ; examinons devant Dieu ce que la raison et l’humanité m’ordonnent. Si je soutenais des dogmes qui outragent la raison, ce serait dans moi une démence affreuse ; si, pour faire triompher ces dogmes absurdes, que je ne puis croire, j’employais la voie de l’autorité, je serais un détestable tyran. Jouissons donc des richesses qui ne nous ont rien coûté, ne trompons et ne molestons personne. Maintenant je suppose que des laïques et des ecclésiastiques bien instruits des erreurs énormes sur lesquelles nos dogmes ont été fondés, et de cette foule de crimes abominables qui en ont été la suite, veuillent s’unir ensemble, s’adresser à Dieu, et vivre saintement : comment devraient-ils s’y prendre ?
Chapitre XXIII. Que la tolérance est le principal remède contre le fanatisme
A quoi servirait ce. que nous venons d’écrire, si on n’en retirait que la connaissance stérile des faits, si on ne guérissait pas au moins quelques lecteurs de la gangrène du fanatisme ? Que nous reviendrait-il d’avoir fouillé dans les anciens cloaques d’un petit peuple qui infectait autrefois un coin de la Syrie, et d’en avoir exposé les ordures au grand jour ?
Que résultera-t-il de la naissance et du progrès d’une superstition si obscure et si fatale, dont nous avons fait une histoire fidèle ? Voici évidemment le fruit qu’on peut recueillir de cette étude :
C’est qu’après tant de querelles sanglantes pour des dogmes inintelligibles, on quitte tous ces dogmes fantastiques et affreux pour la morale universelle, qui seule est la vraie religion et la vraie philosophie. Si les hommes s’étaient battus pendant des siècles pour la quadrature du cercle et pour le mouvement perpétuel, il est certain qu’il faudrait renoncer à ces recherches absurdes, et s’en tenir aux véritables mécaniques, dont l’avantage se fait sentir aux plus ignorants comme aux plus savants.
Quiconque. voudra rentrer dans lui-même, et écouter la raison qui parle à tous les hommes, comprendra bien aisément que nous ne sommes point nés pour examiner si Dieu créa autrefois des debta, des génies, il y a quelques millions d’années, comme le disent les brachmanes ; si ces debta se révoltèrent, s’ils furent damnés, si Dieu leur pardonna, s’il les changea en hommes et en vaches. Nous pouvons en conscience ignorer la théologie de l’Inde, de Siam, de la Tartarie, et du Japon, comme les peuples de ces pays-là ignorent la nôtre. Nous ne sommes pas plus faits pour étudier les opinions qui se répandirent vers la Syrie, il n’y a pas trois mille ans, ou plutôt des paroles vides de sens qui passaient pour des opinions. Que nous importe des ébionites, des nazaréens, des manichéens, des ariens, des nestoriens, des eutychiens, et cent autres sectes ridicules ?
Que nous reviendrait-il de passer notre vie à nous tourmenter au sujet d’Osiris ? d’étudier des cinq années entières pour savoir les noms de ceux qui ont dit qu’une voix céleste annonça la naissance d’Osiris à une sainte femme nommée Pamyle, et que cette sainte femme l’alla proclamer par tout l’univers ? Nous consumerons-nous pour expliquer comment Osiris et Isis avaient été amoureux l’un de l’autre dans le ventre de leur mère, et y engendrèrent le dieu Horus ? C’est un grand mystère ; mais vingt générations d’hommes s’égorgeront-elles pour trouver le vrai sens de ce mystère, et l’entendront-elles mieux après s’être égorgées ?
Nulle vérité utile n’est née, sans doute, des querelles sanglantes qui ont désolé l’Europe et l’Asie, pour savoir si l’Être nécessaire, éternel, et universel, a eu un fils plutôt qu’une fille, si ce fils fut engendré avant ou après les siècles, s’il est la même chose que son père, et différent en nature ; si, étant engendré dans le ciel, il est encore né sur la terre ; s’il y est mort d’un supplice odieux ; s’il est ressuscité ; s’il est allé aux enfers ; s’il a depuis été mangé tous les jours, et si on a bu son sang après avoir mangé son corps, dans lequel était ce sang ; si ce fils avait deux natures, si ces deux natures composaient deux personnes ; si un saint souffle a été produit par la spiration du père ou par celle du père et du fils, et si ce souffle n’a fait qu’un seul être avec le père et le fils.
Nous ne sommes pas faits, ce me semble, pour une telle métaphysique, mais pour adorer Dieu, pour cultiver la terre qu’il nous a donnée, pour nous aider mutuellement dans cette courte vie. Tout le monde le sent, tout le monde le dit, soit à haute voix, soit en secret. La sagesse et la justice prennent enfin la place du fanatisme et de la persécution dans la moitié de l’Europe.
Si le système humain, et peut-être divin, de la tolérance avait pu dominer chez nos pères, comme il commence à régner chez quelques-uns de leurs enfants, nous n’aurions pas la douleur de dire, en passant devant Whitehall : C’est ici qu’on trancha la tête de notre roi Charles pour une liturgie ; son fils n’eût pas été obligé, pour éviter la même mort, de devenir le postillon de Mlle Lane, et de se cacher deux nuits dans le creux d’un chêne. Montrose, le plus grand homme de l’Écosse, ma chère patrie, n’aurait pas été coupé en quartiers par le bourreau, ses membres sanglants n’auraient pas été cloués aux portes de quatre de nos villes. Quarante bons serviteurs du roi, parmi lesquels était un de mes ancêtres, n’auraient pas péri par le même supplice, et servi du même spectacle.
Je ne veux pas rappeler ici toutes les inconcevables horreurs que les querelles du christianisme ont amoncelées sur la tête de nos pères. Hélas ! les mêmes scènes de carnage ont ensanglanté cette Europe, où le christianisme n’était point né. C’est partout la même tragédie sous mille noms différents. Le polythéisme des Grecs et des Romains a-t-il jamais rien produit de semblable ? Y eut-il seulement une légère querelle pour les hymnes à Apollon, pour l’ode des jeux séculaires d’Horace, pour le Pervigilium Veneris ? Le culte des dieux n’inspirait point la haine et la discorde. On voyageait en paix d’un bout de la terre à l’autre. Les Pythagore, les Apollonius de Tyane, étaient bien reçus chez tous les peuples de l’univers. Malheureux que nous sommes ! nous avons cru servir Dieu, et nous avons servi les furies. Il y avait, au rapport d’Arrien, une loi admirable chez les brachmanes : il ne leur était pas permis de dîner avant d’avoir fait du bien. La loi contraire a été longtemps établie parmi nous.
Ouvrez vos yeux et vos cœurs, magistrats, hommes d’État, princes, monarques ; considérez qu’il n’existe aucun royaume en Europe où les rois n’aient pas été persécutés par des prêtres. On vous dit que ces temps sont passés, et qu’ils ne reviendront plus. Hélas ! ils reviendront demain si vous bannissez la tolérance aujourd’hui, et vous en serez les victimes, comme tant de vos ancêtres l’ont été.
Chapitre XXIV. Excès du fanatisme
Après ce tableau si vrai des superstitions humaines et des malheurs épouvantables qu’elles ont causés, il ne nous reste qu’à faire voir comment ceux qui sont à la tête du christianisme lui ont toujours insulté, combien ils ont été semblables à ces charlatans qui montrent des ours et des singes à la populace, et qui assomment de coups ces animaux, qui les font vivre.
Je commencerai par la belle et respectable Hypatie, dont l’évêque Synésius fut le disciple au ve siècle. On sait que saint Cyrille fit assassiner cette héroïne de la philosophie, parce qu’elle était de la secte platonicienne et non pas de la secte athanastasienne. Les fidèles traînèrent son corps nu et sanglant dans l’église et dans les places publiques d’Alexandrie. Mais que firent les évêques contemporains de ce Synésius le platonicien ? Il était très riche et très puissant ; on voulut le gagner au parti chrétien, et on lui proposa de se laisser faire évêque. Sa religion était celle des philosophes : il répondit qu’il n’en changerait pas, et qu’il n’enseignerait jamais la doctrine nouvelle ; qu’on pouvait le faire évêque à ce prix. Cette déclaration ne rebuta point ces prêtres, qui avaient besoin de s’appuyer d’un homme si considérable : ils l’oignirent, et ce fut un des plus sages évêques dont l’Église chrétienne pût se vanter. Il n’y a point de fait plus connu dans l’histoire ecclésiastique.
Plût à Dieu que les évêques de Rome eussent imité Synésius au lieu d’exiger de nous deux shellings par chaque maison ; au lieu de nous envoyer des légats qui venaient mettre à contribution nos provinces de la part de Dieu ; au lieu de s’emparer du royaume d’Angleterre, en vertu de l’ancienne maxime que les biens de la terre n’appartiennent qu’aux fidèles ; au lieu de faire enfin le roi Jean sans Terre fermier du pape.
Je ne parle pas de six cents années de guerres civiles entre la couronne impériale et la mitre de saint Jean-de-Latran, et de tous les crimes qui signalèrent ces guerres affreuses ; je m’en tiens aux abominations qui ont désolé ma patrie ; et je dis, dans l’amertume de mon cœur : Est-ce donc pour cela qu’on a fait naître Dieu d’une Juive ? Est-ce en vain que l’esprit de raison et de tolérance, dont j’ai parlé, commence à s’introduire enfin depuis l’Église grecque de Pétersbourg jusqu’à l’Église papiste de Madrid ?
Chapitre XXV. Contradictions funestes
Il me semble que nous avons tous un penchant naturel à l’association, à l’esprit de parti. Nous cherchons en cela un appui à notre faiblesse. Cette inclination se remarque dans notre île, malgré le grand nombre de caractères particuliers dont elle abonde. De là viennent nos clubs et jusqu’à nos francs-maçons. L’Église romaine est une grande preuve de cette vérité. On voit en Italie beaucoup plus de différents ordres de moines que de régiments. C’est cet esprit d’association qui partagea l’antiquité en tant de sectes ; c’est ce qui produisit cette multitude d’initiations englouties enfin dans celle du christianisme. Il a fait naître de nos jours les moraves, les méthodistes, les piétistes, comme on avait eu auparavant des Syriens, des Égyptiens, des Juifs.
La religion est, après les jours de marchés, ce qui unit davantage les hommes ; le mot seul de religion l’indique : c’est ce qui lie, quod religat.
Il est arrivé en fait de religion la même chose que dans notre franc-maçonnerie : les cérémonies les plus extravagantes en ont partout fait la base. Joignez à la bizarrerie de toutes ces institutions l’esprit de partialité, de haine, de vengeance ; ajoutez-y l’avarice insatiable, le fanatisme qui éteint la raison, la cruauté qui détruit toute pitié, vous n’aurez encore qu’une faible image des maux que les associations religieuses ont apportés sur la terre.
Je n’ai jusqu’à présent connu de société vraiment pacifique que celle de la Caroline et de la Pensylvanie. Les deux législateurs de ces pays ont eu soin d’y établir la tolérance comme la principale loi fondamentale. Notre grand Locke a ordonné que dans la Caroline sept pères de famille suffiraient pour former une religion légale. Guillaume Penn étendit la tolérance encore plus loin : il permit à chaque homme d’avoir sa religion particulière, sans en rendre compte à personne. Ce sont ces lois humaines qui ont fait régner la concorde dans deux provinces du nouveau monde, lorsque la confusion bouleversait encore le monde ancien.
Voilà des lois bien directement contraires à celles de Mosé, dont nous avons si longtemps adopté l’esprit barbare. Locke et Penn regardent Dieu comme le père commun de tous les hommes ; et Mosé ou Moïse (si on en croit les livres qui courent sous son nom) veut que le maître de l’univers ne soit que le Dieu du petit peuple juif, qu’il ne protège que cette poignée de scélérats obscurs, qu’il ait en horreur le reste du monde. Il appelle ce Dieu « un Dieu jaloux qui se venge jusqu’à la troisième et la quatrième génération. »
Il ose faire parler Dieu ; et comment le fait-il parler ?
« Quand vous aurez passé le Jourdain, égorgez, exterminez tout ce que vous rencontrerez. Si vous ne tuez pas tout, je vous tuerai moi-même. »
L’auteur du Deutéronome va plus loin : « S’il s’élève, dit-il, parmi vous un prophète ; s’il vous prédit des prodiges, et que ces prodiges arrivent, et qu’il vous dise (en vertu de ces prodiges) : Suivons un culte étranger, etc. ; qu’il soit massacré incontinent. Et si votre frère, né de votre mère, si votre fils ou votre fille, ou votre tendre et chère femme, ou votre intime ami vous dit : Allons, servons des dieux étrangers qui sont servis par toutes les autres nations ; tuez cette personne si chère aussitôt ; donnez le premier coup, et que tout le monde vous suive. »
Après avoir lu une telle horreur, pourra-t-on la croire ? Et si le diable existait, pourrait-il s’exprimer avec plus de démence et de rage ? Qui que tu sois, insensé scélérat, qui écrivis ces lignes, ne voyais-tu pas que s’il est possible qu’un prophète prédise des prodiges, et que ces prodiges confirment ses paroles, c’est visiblement le maître de la nature qui l’inspire, qui parle par lui, qui agit par lui ? Et dans cette supposition, tu veux qu’on l’égorge ! tu veux que ce prophète soit assassiné par son père, par son frère, par son fils, par son ami ! Que lui ferais-tu donc s’il était un faux prophète ? La superstition change tellement les hommes en bêtes que les docteurs chrétiens ne se sont pas aperçus que ce passage est la condamnation formelle de leur Jésu-Christ. Il a, selon eux, prophétisé des prodiges qui sont arrivés ; la religion introduite par ses adhérents a détruit la religion juive : donc, selon le texte attribué à Moïse, il était évidemment coupable ; donc, en vertu de ce texte, il fallait que son père et sa mère l’égorgeassent. Quel étrange et horrible chaos de sottises et d’abominations !
Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que les chrétiens eux-mêmes se sont servis de ce passage juif, et de tous les passages qui les condamnent, pour justifier tous leurs crimes sanguinaires. C’est en citant le Deutéronome que nos papistes d’Irlande massacrèrent un nombre prodigieux de nos protestants. C’est en criant : Le père doit tuer son fils, le fils doit tuer son père ; Mosé le Juif l’a dit, Dieu l’a dit.
Comment faire quand on est descendu dans cet abîme, et qu’on a vu cette longue chaîne de crimes fanatiques dont les chrétiens se sont souillés ? Où recourir ? où fuir ? Il vaudrait mieux être athée, et vivre avec des athées. Mais les athées sont dangereux. Si le christianisme a des principes exécrables, l’athéisme n’a aucun principe. Des athées peuvent être des brigands sans lois, comme les chrétiens et les mahométans ont été des brigands avec des lois. Voyons s’il n’est pas plus raisonnable et plus consolant de vivre avec des théistes.
Chapitre XXVI. Du théisme
Le théisme est embrassé par la fleur du genre humain, je veux dire par les honnêtes gens, depuis Pékin jusqu’à Londres, et depuis Londres jusqu’à Philadelphie. L’athéisme parfait, quoi qu’on en dise, est rare. Je m’en suis aperçu dans ma patrie et dans tous mes voyages, que je n’entrepris que pour m’instruire, jusqu’à ce qu’enfin je me fixai auprès du lord Bolingbroke, le théiste le plus déclaré.
C’est, sans contredit, la source pure de mille superstitions impures. Il est naturel de reconnaître un Dieu dès qu’on ouvre les yeux : l’ouvrage annonce l’ouvrier.
Confucius et tous les lettrés de la Chine s’en tiennent à cette notion, et ne font pas un pas au delà. Ils abandonnent le peuple aux bonzes et à leur dieu Fô. Le peuple est superstitieux et sot à la Chine comme ailleurs ; mais les lettrés y sont moins remplis de préjugés qu’ailleurs. La grande raison, à mon avis, c’est qu’il n’y a rien à gagner dans ce vaste et ancien royaume à vouloir tromper les hommes, et à se tromper soi-même. Il n’y a point, comme dans une partie de l’Europe, des places honorables et lucratives affectées à la religion : les tribunaux gouvernent toute la nation, et des prêtres ne peuvent rien disputer aux colao, que nous nommons mandarins. Il n’y a ni évêchés, ni cures, ni doyennés pour les bonzes ; ces imposteurs ne vivent que des aumônes qu’ils extorquent de la populace ; le gouvernement les a toujours tenus dans la sujétion la plus étroite. Ils peuvent vendre leur orviétan à la canaille ; mais ils n’entrent jamais dans l’antichambre d’un mandarin ou d’un officier de l’empire.
La morale et la police étant les seules sciences que les Chinois aient cultivées, ils y ont réussi plus que toutes les nations ensemble ; et c’est ce qui a fait que leurs vainqueurs tartares ont adopté toutes leurs lois. L’empereur chinois, sous qui arriva la révolution dernière, était théiste. L’empereur Kien-long, aujourd’hui régnant, est théiste. Gengis-kan et toute sa race furent théistes.
J’ose affirmer que toute la cour de l’empire russe, plus grand que la Chine, est théiste, malgré toutes les superstitions de l’Église grecque, qui subsistent encore.
Pour peu qu’on connaisse les autres cours du Nord, on avouera que le théisme y domine ouvertement, quoiqu’on y ait conservé de vieux usages qui sont sans conséquence.
Dans tous les autres États que j’ai parcourus, j’ai toujours vu dix théistes contre un athée parmi les gens qui pensent, et je n’ai vu aucun homme au-dessus du commun qui ne méprisât les superstitions du peuple.
Doù vient ce consentement tacite de tous les honnêtes gens de la terre ? C’est qu’ils ont le même fonds de raison. Il a bien fallu que cette raison se communiquât et se perfectionnât à la fin de proche en proche, comme les arts mécaniques et libéraux ont fait enfin le tour du monde.
Les apparitions d’un Dieu aux hommes, les révélations d’un Dieu, les aventures d’un Dieu sur la terre, tout cela a passé de mode avec les loups-garous, les sorciers et les possédés. S’il y a encore des charlatans qui disent la bonne aventure dans nos foires pour un schelling, aucun de ces malheureux n’est écouté chez ceux qui ont reçu une éducation tolérable. Nous avons dit que les théistes ont puisé dans une source pure dont tous les ruisseaux ont été impurs. Expliquons cette grande vérité : quelle est cette source pure ? C’est la raison, comme nous l’avons dit, laquelle tôt ou tard parle à tous les hommes. Elle nous a fait voir que le monde n’a pu s’arranger de lui-même, et que les sociétés ne peuvent subsister sans vertu. De cela seul on a conclu qu’il y a un Dieu, et que la vertu est nécessaire. De ces deux principes résulte le bonheur général, autant que le comporte la faiblesse de la nature humaine. Voilà la source pure. Quels sont les ruisseaux impurs ? Ce sont les fables inventées par les charlatans, qui ont dit que Dieu s’était incarné cinq cents fois dans un pays de l’Inde, ou une seule fois dans une petite contrée de la Syrie ; qui ont fait paraître Dieu, tantôt en éléphant blanc, tantôt en pigeon, tantôt en vieillard avec une grande barbe, tantôt en jeune homme avec des ailes au dos, ou sous vingt autres figures différentes.
Je ne mets point, parmi les énormes sottises qu’on a osé débiter partout sur la nature divine, les fables allégoriques inventées par les Grecs. Quand ils peignirent Saturne dévorant ses enfants et des pierres, qui put ne pas reconnaître le temps qui consume tout ce qu’il a fait naître, et qui détruit ce qu’il y a de plus durable ? Est-il quelqu’un qui ait pu se méprendre à la sagesse née de la tête du souverain Dieu, sous le nom de Minerve ; à la déesse de la beauté qui ne doit jamais paraître sans les Grâces, et qui est la mère de l’Amour ; à cet Amour qui porte un bandeau et de petites flèches ; enfin à cent autres imaginations ingénieuses, qui étaient une peinture vivante de la nature entière ? Ces fables allégoriques sont si belles, qu’elles triomphent encore tous les jours des inventions atroces de la mythologie chrétienne ; on les voit sculptées dans nos jardins, et peintes dans nos appartements, tandis qu’il n’y a pas chez nous un homme de qualité qui ait un crucifix dans sa maison. Les papistes eux-mêmes ne célèbrent tous les ans la naissance de leur Dieu entre un bœuf et un âne qu’en s’en moquant par des chansons ridicules. Ce sont là les ruisseaux impurs dont j’ai voulu parler ; ce sont des outrages infâmes à la Divinité, au lieu que les emblèmes sublimes des Grecs rendent la Divinité respectable ; et quand je parle de leurs emblèmes sublimes, je n’entends pas Jupiter changé en taureau, en cygne, en aigle, pour ravir des filles et des garçons. Les Grecs ont eu plusieurs fables aussi absurdes et aussi révoltantes que les nôtres ; ils ont bu comme nous dans une multitude prodigieuse de ruisseaux impurs.
Le théisme ressemble à ce vieillard fabuleux nommé Pélias, que ses filles égorgèrent en voulant le rajeunir.
Il est clair que toute religion qui propose quelque dogme à croire au delà de l’existence d’un Dieu anéantit en effet l’idée d’un Dieu : car dès qu’un prêtre de Syrie me dit que ce Dieu s’appelle Dagon, qu’il a une queue de poisson, qu’il est le protecteur d’un petit pays, et l’ennemi d’un autre pays, c’est véritablement ôter à Dieu son existence ; c’est le tuer comme Pélias en voulant lui donner une vie nouvelle.
Des fanatiques nous disent : Dieu vint en tel temps dans une petite bourgade ; Dieu prêcha, et il endurcit le cœur de ses auditeurs afin qu’ils ne crussent point en lui ; il leur parla, et il boucha leurs oreilles ; il choisit seulement douze idiots pour l’écouter, et il n’ouvrit l’esprit à ces douze idiots que quand il fut mort. La terre entière doit rire de ces fanatiques absurdes, comme dit milord Shaftesbury ; on ne doit pas leur faire l’honneur de raisonner ; il faut les saigner et les purger, comme gens qui ont la fièvre chaude. J’en dirai autant de tous les dieux qu’on a inventés ; je ne ferai pas plus de grâce aux monstres de l’Inde qu’aux monstres de l’Égypte ; je plaindrai toutes les nations qui ont abandonné le Dieu universel pour tant de fantômes de dieux particuliers.
Je me donnerai bien de garde de m’élever avec colère contre les malheureux qui ont perverti ainsi leur raison ; je me bornerai à les plaindre, en cas que leur folie n’aille pas jusqu’à la persécution et au meurtre : car alors ils ne seraient que des voleurs de grand chemin. Quiconque n’est coupable que de se tromper mérite compassion ; quiconque persécute mérite d’être traité comme une bête féroce.
Pardonnons aux hommes, et qu’on nous pardonne. Je finis par ce souhait unique, que Dieu veuille exaucer !